Une politique migratoire juste : Interview P. Verbeeren et F. Gemenne
En date du 18 octobre, la FGTB Bruxelles accueillait dans ses locaux François GEMENNE, Chercheur qualifié du FRS-FNRS et Directeur du centre de recherches consacré aux migrations et à l’environnement (l’Observatoire Hugo), et Pierre VERBEEREN, Directeur général de Médecins du Monde, à l’occasion de la présentation de leur essai à quatre mains, tout fraîchement sorti de presse : « Au-delà-des frontières, pour une justice migratoire».
Interview croisée de nos invités. Passages choisis.
Pierre VERBEEREN, François GEMENNE : Pourquoi ce livre ? Pourquoi à deux ? Pourquoi maintenant ?
Pierre VERBEEREN (PV) : Pourquoi ce livre ? Parce qu’aujourd’hui, le discours sur les migrations est totalement « réactif ». Il n’y a pas de discours qui disent que les migrations sont une réalité qu’il faut pouvoir aborder de façon sereine avec de vraies solutions. Ils nous paraissait important de proposer des solutions qui sont pragmatiques, qui peuvent tout de suite être mise en œuvre en Belgique. Et pourquoi à deux ? Parce que ça nous semblait intéressant d’avoir à la fois une lecture universitaire et une lecture de terrain.
François GEMENNE (FG) : Pierre vient avec son point de vue d’humanitaire en contact tous les jours avec les migrants à Bruxelles, dans la rue, et moi qui travaille en tant qu’universitaire depuis un certain nombre d’années sur les politiques migratoires… Tous les deux, nous nous retrouvions sur un constat. Ce constat est que les politiques migratoires actuellement menées sont injustes, inhumaines mais sont présentées comme s’il n’y avait aucune autre alternative à y opposer. Les gouvernements, pour beaucoup, extrémistes ou nationalistes, présentaient leur choix politique comme si c’était le seul choix possible face à une « crise migratoire » qu’ils inventaient largement. L’idée de ce livre c’est de dire « NON ». Il est possible de faire une autre politique migratoire. Il est possible que les progressistes redeviennent force de proposition. Aujourd’hui, le débat est kidnappé par des nationalistes, des extrémistes. Les progressistes en sont réduits à faire les réponses aux questions que posent l’extrême droite. Il est temps que nous – NDLR, les progressistes – recommencions à poser les questions et c’est l’ambition de ce livre.
Vous présentez 10 propositions. Vous précisez que vous n’avez pas la prétention de savoir quel serait le système idéal mais vous avez une certitude : le système actuel est insupportable dans la violence qu’il produit. Parmi les propositions présentées, quelle serait pour vous la mesure mettre en œuvre de manière prioritaire ?
FG : La mesure prioritaire est la nécessité de préserver des voies d’accès légales vers l’Europe y compris pour les migrants économiques. Aujourd’hui l’idée des politiques se fonde sur une dichotomie absurde : l’idée qu’en repoussant les migrants économiques ont va mieux pouvoir accueillir les réfugiés politiques. D’abord c’est très questionnable d’un point de vue éthique. Et puis c’est très questionnable dans les faits. Ca engorge les systèmes d’asile, ça enlève la protection à ceux qui en ont vraiment besoin et ça créé un drame humanitaire en méditerranée avec des chiffres de mortalité qui battent tous les records. Une idée forte que nous avançons est qu’il faut des voix sures et légales aussi pour les immigrés économiques et nous proposons la loterie comme une manière de créer ces voies sures et légales.
PV : J’en fixe 3 (sourire). Une première mesure qui consiste à dire que si nous souhaitons éviter que des personnes empruntent des voix illégales migrer, il faut qu’il y ait une voie sûre et légale autre que l’asile. Il faut donc créer une voie légale pour les migrants économiques. Une voie qui doit être maitrisée par le Parlement. Il faut dès lors que le Parlement créé un quota de personnes habilitées de par le monde vers la Belgique. La deuxième mesure vise à dire : « Oublions les politiques migratoires. Concentrons-nous sur les migrants et les violences qu’ils subissent sur leur trajet migratoire et ici en Belgique ». Que peut-on faire pour lutter contre ces violences ? Et la troisième mesure phare vise à dire que nous ne sommes pas sur un problème migratoire mais sur un problème d’intégration. La société n’intègre plus et donc il faut réactiver les deux grands intégrateurs que sont l’école et le travail. C’est aux partenaires sociaux à identifier comment intégrer, par le travail, essentiellement, les migrants.
A 7 mois des élections européennes, fédérale et régionales, quelle posture, selon-vous, doivent adopter les syndicats et les partis progressistes vis-à-vis des postures prises, notamment par la N-VA, sur les politiques migratoires : jouer la carte de la discrétion ou oser nos propositions et remettre ce débat au centre du débat public ?
PV : Pour l’instant, la question n’est pas de savoir s’il faut oser mettre ce débat au centre des débats publics. Il l’y est. Dire qu’il ne faut pas en parler parce que ça fait le jeu de la N-VA, cela ne fonctionne pas. La N-VA est toute seule et accapare le débat. Donc il faut aller « dedans ». D’autre part, c’est une vraie question. Il faut, chaque année, pouvoir intégrer 100.000 personnes. Et donc, si on veut pouvoir intégrer 100.000 personnes, les partenaires sociaux doivent monter. Trouver des solutions. Donc, les partenaires sociaux ont une responsabilité majeure – syndicat et patronat – dans la question des solutions sur l’enjeu migratoire.
Quel serait, pour vous, concrètement, le rôle des syndicats dans les revendications à porter pour aboutir à une politique migratoire juste ?
FG : Je pense qu’une revendication essentielle que peuvent porter les syndicats en matière notamment de marché du travail, de marché de l’emploi est une revendication sur la légalisation, régularisation des travailleurs sans-papiers. On a aujourd’hui en Belgique des milliers de travailleurs et de travailleuses qui travaillent en étant payés en dessous des minima sans aucune couverture sociale. Et donc, pour ces travailleurs et ces travailleuses, créer des voies d’accès sûres et légales qui leur permettent de migrer légalement et de régulariser ceux qui sont déjà là. C’est une mesure forte que peuvent porter les syndicats. Une vraie mesure de progrès social.